Science of stupid

7 mars 2025

Le cirque géopolitique de la semaine passée est sans précédent sur la scène mondiale. Espérons qu’il n’y ait pas de « rappel ».

Si vous n’avez ressenti que des nausées face aux bourdes, gaffes et rebondissements, considérez-vous comme chanceux. Dans ce chaos, nous devons, de notre côté, discerner un chemin pour l’évolution des taux d’intérêt et des marchés boursiers. Qui aurait imaginé un scénario où le président d’un pays, endurant des barbaries depuis trois ans, se laisse piéger comme un bleu et se précipite sur le couteau tendu par la Maison-Blanche ?

En Europe, cela suscite pitié et compassion, mais le Kremlin y voit une faiblesse, une invitation tacite à plus d’agressivité. Aux États-Unis, ce spectacle gênant est salué comme un acte héroïque du président. Quoi qu’il en soit, les lourds efforts financiers et le coût humain des trois dernières années ont été balayés en quelques minutes. 

Mais, nous aussi, nous avons lu Machiavel et avons percé à jour cette tactique sournoise. Il apparaît cependant désormais que l’on peut recoller les morceaux : l’Ukraine pourrait signer l’accord sur les ressources sans perdre la face, et les Américains pourraient reprendre leur soutien. Ainsi, les Russes ne verraient pas leur position encore renforcée à l’entame des futures négociations de paix.  

Tarifs et griefs

Notre étonnement face à la mascarade dans le Bureau ovale s’est transformé en stupéfaction avec l’imposition de tarifs d’importation américains de 25 % pour les deux pays voisins, représentant ensemble 40 % du commerce international des États-Unis et un marché d’exportation de biens américains de près de 1 000 milliards de dollars par an. Le Canada, premier partenaire commercial de 23 États américains, prendra naturellement des contre-mesures ciblées, particulièrement handicapantes pour l’économie américaine.

Certes, cette politique économique absurde avait été annoncée avant les élections, mais sa mise en œuvre est si insensée qu’elle n’en surprend pas moins tout le monde. Mais, en cherchant une motivation économique pour une telle mesure autodestructrice, on tombe rapidement sur le déficit commercial gigantesque des États-Unis. 

Graphique 1 : Évolution du déficit commercial américain.

Graphique 1 : Évolution du déficit commercial américain

À première vue, on pourrait penser que l’économie américaine est siphonnée par ses partenaires commerciaux. Pourtant, c’est loin d’être le cas. En important une grande partie de ses biens de consommation et de ses produits semi-finis, l’économie américaine parvient à éviter la surchauffe et une inflation galopante. Les États-Unis ne se contentent pas d’importer des produits étrangers ; ils bénéficient aussi de l’efficience de la production du Japon, du Canada et de l’Europe, ainsi que des coûts de fabrication réduits du Mexique, de la Chine et de l’Asie du Sud-Est. 

Avec le plein emploi atteint et une utilisation maximale de ses capacités, les États-Unis ne peuvent pas augmenter leur production à court (ou même à moyen) terme. L’industrie américaine manque en effet de flexibilité pour ajuster rapidement ses processus de production. Cela nécessiterait des investissements lourds avec un retour sur investissement à long terme, et il n’y a pas assez de main-d’œuvre pour soutenir cette expansion.

Les tarifs douaniers que les États-Unis imposent à leurs partenaires seront répercutés sur le marché intérieur et ne feront donc qu’augmenter les prix pour les consommateurs américains. L’inflation est déjà tenace, et une pression supplémentaire sur les salaires et les prix des biens importés n’apportera aucun bénéfice à l’économie américaine. Qui plus est, les taxes d’importation en tant que telles ne contribueront qu’à une résorption marginale du déficit commercial. La récente baisse du taux de change du dollar américain montre clairement que cette politique affaiblit les États-Unis.

En revanche, les contre-mesures du Canada et du Mexique sont efficaces et ciblent très malicieusement les points faibles de l’économie américaine, comme le secteur agricole du Midwest et l’approvisionnement en électricité[1] des États du Nord. Les droits de douane sur les produits américains sont également efficaces dans la mesure où le Canada, le Mexique et l’Europe proposent souvent des produits moins chers et de qualité, compensant ainsi en grande partie l’absence de produits américains. C’est d’ailleurs pour cette raison que les États-Unis affichent un déficit commercial.

De par leur totale absurdité, les tarifs d’importation américains n’avaient guère été pris au sérieux, surtout pas à ce niveau de taxation et pour un champ d’application aussi étendu[2].

Trumpcession

Les turbulences actuelles sur les marchés financiers, même irritantes, n’atteignent pas l’ampleur de ce qui pourrait survenir si une guerre commerciale éclatait réellement. Les États-Unis en sortiront certainement perdants, comme en 2018, mais les répercussions mondiales sur les bourses pourraient être considérables.

Pourtant, ce n’est pas le scénario que semblent envisager les marchés financiers. Au vu des corrections à la baisse relativement limitées, ils espèrent plutôt un rapide assouplissement des tarifs.  Les propos du ministre américain du Commerce, Lutnick, laissent d’ailleurs entendre qu’il existe encore un moyen d’éviter l’application de ces tarifs.

La question est de savoir combien de temps le monde financier tolérera ces chocs toxiques. Ils engendrent en effet une incertitude qui freine les dépenses de consommation et empêche les entrepreneurs d’investir. Un tel scénario pourrait directement mener à une récession.

Le fait qu’on lui ait déjà trouvé un nom n’est pas de bon augure : a trumpcession. Entendez : une stagflation où l’économie est ralentie par les actions de l’actuel président américain, tandis que l’inflation augmente en raison des coûts croissants des produits importés.

Pendant ce temps, un scénario cauchemardesque se déroule sur les bourses américaines : le S&P a perdu tous ses gains depuis les élections présidentielles, le NASDAQ est passé dans le rouge depuis le début de l’année, et les géants de la technologie subissent de lourdes corrections de cours, malgré d’excellents résultats. Cela aurait pu et dû se passer autrement. Les grandes entreprises avaient clairement un autre plan en tête lorsqu’elles ont ostensiblement soutenu l’actuel président. 

Record européen

La surperformance continue des marchés boursiers européens est sans doute une surprise encore plus grande. Les indices européens atteignent de nouveaux sommets, portés par la solide performance du secteur de la défense et une longue poussée des actions bancaires. Mais ces dernières ont récemment subi quelques coups durs.

Une correction motivée d’abord par la crainte croissante des défauts de paiement chez les exportateurs européens, mais surtout par la probabilité accrue de baisses des taux directeurs européens, en raison d’une inflation en baisse et d’une récession attendue si les États-Unis poursuivent leur plan de taxer les importations européennes. Cela met fortement sous pression la marge financière des grandes banques, qui constitue la principale source de leurs bénéfices.

Cette marge résulte de la différence entre le taux interbancaire (déterminé par le taux directeur de la BCE) et la rémunération des dépôts d’épargne. Comme cette dernière ne peut guère baisser davantage et que le taux des placements à court terme sur le marché interbancaire peut diminuer de 50 points de base à trois quarts de pour cent, la marge des banques risque de se réduire. 

Vous sentez-vous submergé par toute cette agitation stressante ? Sachez que c’est le signal qu’il est temps de commencer à nager. Non pas à coups de réactions impulsives et irréfléchies – laissons cela à la génération actuelle de dirigeants mondiaux – mais en investissant patiemment dans les entreprises et secteurs qui façonneront l’avenir. La semaine écoulée n’est qu’un détour désagréable sur un chemin ascendant.

Le réveil d’un géant ?

Quoi qu’il en soit : la paix en Ukraine semble plus proche qu’il y a quelques mois, mais il s’agit de l’appréhender de manière réaliste, pour ce qu’elle sera. L’Europe a reçu un sérieux signal d’alarme et semble l’avoir bien compris. Faire preuve de davantage de cohérence dans les politiques économiques et militaires, en axant ses réflexions sur la croissance, doit l’emporter sur la culture actuelle de réglementations interminables qui étouffent les entreprises.

L’Allemagne, à la grande satisfaction des marchés européens, s’est éloignée de son Schuldenbremse. Ce plafond de la dette limitait autrefois les investissements publics, mais n’était plus tenable face à l’augmentation des dépenses de défense.

Cela offre enfin à l’Europe l’opportunité qu’elle mérite de riposter correctement : en investissant dans l’IA, la robotique, la recherche axée sur la croissance et l’automatisation. Idéalement, sans trop de nouvelles règles, si c’est possible.

[1] Une arme à double tranchant, car les États-Unis sont par ailleurs leurs principaux fournisseurs de pétrole et de gaz.

[2] Chercher une motivation économique solide est une perte de temps, car elle n’existe tout simplement pas. Les tarifs d’importation sont l’arme unique permettant de frapper arbitrairement, sans l’aval du Sénat ou du Congrès. La manière la plus directe d’être pris au sérieux repose sur la crainte d’une agression arbitraire. L’objectif ? Étendre le pouvoir présidentiel et préparer un troisième mandat. 

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