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Malgré tout
6 avril 2022
Un attroupement de nuages noirs cerne à présent, de toutes parts, la communauté des investisseurs.
Beaucoup d'efforts pour peu de résultats...
Malgré toutes les mesures mises en œuvre, la Chine ne parvient pas à faire passer sa croissance économique à la vitesse supérieure. Pire encore, vu l'explosion du nombre de contaminations au Covid-19, les autorités sont même contraintes de confiner plus ou moins totalement des villes d'une importance économique aussi vitale que Shanghai et Shenzhen. À vrai dire, même en l'absence de cette contre-offensive du virus, les bonzes du parti à Pékin auraient toutes les peines du monde à faire revenir l'activité industrielle sur sa tendance haussière passée. L'évolution démographique conduit structurellement à une pénurie croissance de main-d'œuvre à bas coût[1].
Cette évolution très prévisible avait amené les autorités chinoises à tenter de restructurer au pas de charge leur économie, en mettant beaucoup plus l'accent sur les produits d'exportation dégageant de meilleures marges bénéficiaires, la consommation domestique et les technologies à haute valeur ajoutée.
Mais ce processus n'a pas (encore) permis de moderniser suffisamment l'appareil industriel du pays. L'implosion de la pyramide des âges en Chine est d'une telle ampleur que la transformation industrielle n'aura pas suffisamment avancé pour amortir à temps la chute drastique de l'offre de travail. Certes, cet objectif pourrait être atteint ultérieurement. Mais ces perspectives sont encore trop lointaines pour soutenir actuellement les bourses chinoises. Le poids de la Chine dans notre portefeuille reste donc limité.
Graphique 1 : Indicateurs conjoncturels industriels pour les États-Unis, la zone euro et la Chine
La position complexe de la Chine sur l'échiquier géopolitique, où elle tente de trouver un équilibre délicat entre, d'une part sa dépendance économique à l'égard des marchés de consommation américains et européens, et d'autre part son indépendance politique vis-à-vis de l'Occident, complique un peu plus l'équation. Et cela d'autant plus que la Chine, tout comme les Russes en Europe centrale et orientale, est confrontée à la puissance militaire croissante de l'OTAN, et craint un développement militaire de l'alliance occidentale sur les rives de l'océan Pacifique.
Il y a de quoi broyer du noir...
Le tableau n'est pas plus réjouissant du côté des économies européennes. Les usines y manquent d'oxygène et surtout de gaz naturel (bon marché), maintenant qu'elles risquent tout simplement de se voir privées d'approvisionnement russe[2]. Les perspectives d'un nouvel alourdissement des sanctions pour faire revenir Poutine à la raison ont surtout pour effet de faire grimper les prix de l'énergie, ce qui mine naturellement la confiance des investisseurs à l'égard des prix industriels européens.
Graphique 2 : Évolution des prix des matières premières depuis l'invasion militaire
Mais si ces sanctions peuvent rapprocher la fin de ce conflit effroyable, c'est un prix que nous acceptons volontiers de payer. Malheureusement, ces mesures s'avèrent insuffisantes pour atteindre un tel objectif, du moins à court terme. Les sanctions mises en œuvre sont peu efficaces et c'est même l'industrie européenne qui est la plus pénalisée. Jusqu'à présent, et l'on peut s'en étonner, le citoyen russe les ressent peu[3], alors que les euros continuent à affluer à un tempo record dans les caisses russes, précisément en raison de la forte hausse des prix du gaz.
Mieux même : les sanctions offrent aux dirigeants locaux l'occasion idéale d'attribuer les éventuelles pénuries dans les magasins ou la hausse du prix du sucre, de la farine ou des légumes à l'agression des Occidentaux qui cherchent perfidement à disloquer la culture slave orientale, sa religion, ses normes et valeurs. En lançant leur regard avide vers les matières premières, réserves gazières et pétrolières tant convoitées de la Russie...
Propagande ? Oui, en tous points, mais elle fonctionne (toujours) très bien, surtout quand on contrôle la totalité des médias. Plus la caricature est simpliste, plus elle semble faire mouche. Selon des observations indépendantes, le taux d'approbation des Russes à l'égard de la politique de Poutine a même bondi depuis l'invasion de l'Ukraine. Rien ne fonctionne mieux que de dépeindre l'ennemi de manière grossière. Aussi, lorsque le président Biden jette de l'huile sur le feu à coups de déclarations outragées, le camp d'en face s'en délecte.
Reconnaissons que l'alliance occidentale a facilité la tâche de la machine à propagande russe. Une simple manipulation lui a suffi pour faire de l'expansion orientale de l'OTAN de ces dernières années un décalque de l'Opération Barbarossa[4] et galvaniser ainsi la fibre patriotique de la population locale, avec la bénédiction de l'église orthodoxe dans le plus pur style de Raspoutine.
Tristesse et désolation...
Pendant ce temps, aux États-Unis et en Europe, l'envolée des chiffres de l'inflation a accéléré la remontée des taux d'intérêt. Outre-Atlantique, la courbe des taux actuelle indique que le taux directeur devra encore progresser de 2,5 % à 2,75 % (au moins) dans un laps de temps relativement court de 1 an, pour maîtriser l'inflation. Si tout se passe bien, du moins...
Alors que la réouverture brutale de l'économie avait déjà hissé les indicateurs des prix à un niveau inédit en quatre décennies, la flambée des cours de l'énergie a annihilé tout espoir de voir l'inflation reprendre un cours modéré à brève échéance.
Les cours actuels des obligations liées à l'inflation semblent cependant intégrer la perspective d'une réduction sensible de l'inflation à partir de 2023, mais aussi la poursuite de la décélération au cours des années suivantes. L'inflation moyenne attendue pour la décennie qui vient tournerait ainsi autour de 3,5 % (voire moins encore). Aux États-Unis du moins...
Du côté européen, les obligations liées à l'inflation annoncent encore une nouvelle poussée des prix, parce que la Banque centrale européenne ne peut relever son taux directeur que de 50 à 75 points de base. Notre institution monétaire dispose en effet d'un arsenal beaucoup moins large que son homologue américaine.
Les taux d'intérêt à long terme ont également accéléré leur remontée. Ainsi, aux États-Unis, les taux à 10 ans ont progressé de plus de 1 % depuis le début de l'année. Une telle augmentation sur une aussi courte période est plutôt exceptionnelle et ampute d'un coup les cours des obligations d'État de 7 à 8 %. Dans les pays du cœur de la zone euro, les taux à 10 ans ont progressé au cours de la même période de 80 à 90 points de base, ce qui a provoqué des pertes comparables.[5]
Graphique 3 : Taux américains et européens à 10 ans
Mais, alors que l'on s'attend à ce que la courbe des taux américaine remonte fortement côté taux courts, la hausse attendue dans les 12 mois des taux américains à 10 ans n'est que de 0,1 %. Étrange ?
Tracas et idées noires...
Cette perspective n'est pas sans nous inquiéter fortement. Si un tel scénario se poursuit l'an prochain, nous serions en effet confrontés en avril 2023 à un méchant signal de récession pour l'économie américaine. Or, c'est le seul moteur encore vaillant de la croissance économique mondiale à l'heure actuelle.
Traditionnellement, on prend à cet effet la différence entre les taux à 10 ans et à 1 an. Si cet écart est négatif[6], une récession se produit généralement 3 trimestres plus tard. Certes, nous n’en sommes pas encore là, mais il suffirait que les taux à long terme progressent de 0,1 % et que les taux à court terme à 1 an remontent de 1,6 % (tel que l'on prévoit actuellement) pour que nous plongions en eaux glacées en avril 2023.
Mais cette sombre prévision contraste fortement avec d'autres indicateurs économiques qui traduisent une (forte) expansion de l'économie américaine. Les dernières statistiques du marché du travail font en effet toujours apparaître une croissance très robuste des nouveaux emplois, avec une forte progression des salaires et la chute à un plancher (plus atteint depuis 1969) des nouvelles demandes d'allocations de chômage.
Graphique 4 : Taux de chômage aux États-Unis
Pour retrouver un taux de chômage encore plus bas que le niveau actuel de 3,6 %, il faut remonter au mois de septembre 1968, lorsqu'il avait atteint un plancher record de 3,4 % (sur une population active nettement plus petite qu'aujourd'hui). Vu le nombre d'offres d'emploi non pourvues, l'on prévoit même un niveau record absolu de 3,2 % à la fin de l'année.
Méfiez-vous des loups déguisés en agneaux...
Des chiffres historiques qui n'en sont pas moins de nature à faire remonter la courbe des taux du côté long et à convaincre la Fed de procéder à des relèvements drastiques de la courbe du côté court, vraisemblablement même à coups de trois superhikes consécutifs d'un demi pour cent en mai, juin et juillet.
Ce scénario n'est cependant pas ce qui préoccupe le plus les marchés d'actions. Au contraire, une intervention déterminée de la Fed peut empêcher l'inflation de déraper complètement et l'économie de surchauffer, sans pour autant mettre un coup d'arrêt à la croissance de l'activité. Les marchés financiers craignent beaucoup plus le moment où les banques centrales commenceront à réduire leur bilan[7]. Cela marquera instantanément le coup d'envoi d'une accélération de la remontée des taux d'intérêt à long terme, sans que cette politique n'offre le moindre avantage.
L'obstination de certains gouverneurs de la Fed à prôner ces opérations monétaires inutiles incite les bourses à faire preuve de prudence[8]. Ainsi, le principal danger pour les marchés d'actions et la croissance économique future est créé actuellement par ceux-là mêmes qui sont censés protéger l'économie, mais qui semblent privilégier leur propre image personnelle. Le bond intempestif des taux les 5 et 6 avril et la rechute des marchés d'actions constituent à cet égard un avertissement lancé par les investisseurs à l'adresse des autorités monétaires : Allez-y mollo avec cette réduction du bilan !
Mais malgré tout...
Une telle avalanche de mauvaises nouvelles, de développements inquiétants et d'espoirs déçus aurait pu conduire à une dégringolade des bourses.
Or, pour l'heure, les marchés d'actions font plus que résister. Depuis l'invasion lancée le 24 février, et jusqu'au 6 avril, l'indice NYSE FANG a progressé de 15 % et les indices NASDAQ et S&P Composite ont gagné respectivement 13 % et 10 % (gains exprimés chaque fois en euros). Sur la même période, le dollar s'est renforcé de 3,5 % par rapport à l'euro.
Graphique 5 : Évolution de quelques indices boursiers depuis l'invasion (en €)
La progression des valeurs technologiques américaines indique que la position stratégique de ces entreprises s'est (encore) améliorée. Ces indices renferment également les (méga) grands noms qui sont appelés, selon toute vraisemblance, à poursuivre leur croissance à long terme, malgré les évolutions géopolitiques défavorables. Mais ces valeurs ne sont pas non plus immunisées contre un ralentissement de la croissance économique et sont tout aussi exposées aux risques d'une politique monétaire mal inspirée.
L'indice mondial des actions a également progressé de 8 % depuis l'invasion barbare russe, malgré le renchérissement des prix du pétrole à hauteur de 15 %. Il ne faut pas y voir une indifférence des marchés à l'égard des horreurs de la guerre ou du cynisme par rapport aux perspectives de croissance des dépenses militaires. Simplement, les bourses évolueraient sans doute à des niveaux encore largement supérieurs si ces événements dramatiques ne s'étaient pas produits.
Autrement dit : le coup de massue intervenu sur les marchés d'actions en janvier et février de cette satanée année aurait vraisemblablement été complètement digéré si les troupes russes étaient restées de leur côté de la frontière. Parce que, malgré le rebond des cours depuis l'invasion, à peu près toutes les bourses affichent encore une évolution dans le rouge depuis le début de l'année.
Les notables exceptions sont les bourses latino-américaines et les indices MSCI de l'Inde et du Royaume-Uni. Les premières citées en raison de la hausse des prix pétroliers, l'Inde pour sa capacité à croître indépendamment de l'évolution du monde, et le Royaume-Uni, principalement parce que le marché des actions britannique s'est avéré plus robuste en janvier et février.
Depuis l'invasion, les perdants sont la Chine (pour les raisons précitées), le secteur automobile européen (et donc également l'indice boursier allemand), les grandes banques européennes (toujours là où l'on prend des coups) et le secteur touristique (en raison d'une forte hausse attendue des prix aériens).
La crainte que de nouvelles sanctions conduisent quasi inévitablement à l'arrêt complet ou partiel de l'approvisionnement en gaz russe pousse toujours plus vers le bas les cours des entreprises industrielles européennes. Quant à savoir si ce scénario se matérialisera, c'est bien entendu une tout autre question. Les gagnants manifestes se retrouvent du côté des entreprises de sécurisation de l'Internet (mais cela, vous le saviez déjà), des entreprises énergétiques américaines (c'était facile à deviner) et des entreprises bien positionnées dans la production de fertilisants (tels que Mosaic, Nutrien ou K+S).
Et le paysan ? Même lui ne labourait plus...
Graphique 6 : Évolution des prix alimentaires (blé, maïs, soja et riz) et du prix des engrais
L'impressionnante augmentation des prix des engrais ne présage rien de bon, ni pour l'évolution des prix alimentaires ni pour la rentabilité des entreprises agricoles. En clair, même la persévérance légendaire du paysan - qui a donné un célèbre dicton en néerlandais, « en de boer, hij ploegde voort », « et le paysan, il continuait à labourer » - est durement mise l'épreuve. Au vu de l'explosion des prix des engrais, notre homme devrait au moins lever un peu le pied et refaire ses calculs avant de se remettre à l'ouvrage.
En définitive, c'est la composante actions dans les portefeuilles, pourvu qu'elles aient été bien positionnées sur le plan sectoriel et géographique, qui a le mieux résisté à toutes les mauvaises nouvelles (guerre, inflation, récession et on en oublie). Il est vrai que les taux d'intérêt à long terme ont progressé moins rapidement que l'inflation, si bien que le taux réel a reculé, apportant ainsi un soutien aux cours des actions. Mais ce nid de résistance est à présent confronté lui aussi à une pression croissante, nourrie par les commentaires de la Fed qui poussent les taux d'intérêt à long terme à la hausse et donc également les taux réels.
Mais attendez encore un peu avant de jeter l'éponge. L'heure la plus sombre est celle qui vient juste avant le lever du soleil.
[1] La politique d'enfant unique, qui avait été imposée entre 1979 et 2015, débouche actuellement sur un déficit considérable d'ouvriers sur le marché du travail.
[2] Le président Trump n'avait-il pas déjà proposé lui aussi, il y a quelques années, de réduire la dépendance de l'Europe aux gaz et pétroles russes ? On lui avait ri au nez, en le voyant venir avec ses gros sabots. Le président Reagan n'avait-il pas alerté les États membres de l'Union européenne, dès 1982, à propos de leur addiction aux gaz et pétrole russes ? Cela lui avait même valu, à Londres, une volée de bois vert de la part de ses pourtant fidèles alliés. Mais les embargos imposés à l'URSS ont fini par mettre à genoux les dirigeants soviétiques, ce qui avait permis de réduire, au moins temporairement, la menace nucléaire en Europe occidentale.
[3] Pour l'Occident, il s'agissait donc de trouver de toute urgence des sanctions ayant un impact plus direct. Ainsi, la Russie ne peut plus utiliser ses réserves en dollars auprès de la banque centrale américaine pour rembourser ses obligations émises en dollars. Cela place le Kremlin devant un dilemme : soit faire défaut, soit puiser dans ses réserves internes. Un montant qui ne pourra plus être consacré à ses dépenses militaires. Cela ne semble pas beaucoup préoccuper le Kremlin. Les obligataires internes seront remboursés en roubles. Et les investisseurs occidentaux ne recevront rien...
[4] L'offensive surprise de l'Allemagne nazie en Russie, qui a été lancée le 22 juin 1941 pour faire au final plus de 20 millions de morts en Union soviétique, aurait également marqué un tournant de la Seconde Guerre mondiale en raison des lourdes pertes allemandes. En Occident, nous oublions un peu trop vite que 80 % des troupes nazies ont été mises hors d'état de nuire sur le front de l'Est.
[5] Nous avancions depuis longtemps que les positions obligataires sont les composantes les plus risquées d'un portefeuille d'investissement. Or, traditionnellement, l'on prend la part des actions comme mesure du risque. Il est grand temps de nuancer cette approche.
[6] C'est cependant aller un peu vite en besogne. Le véritable signal de récession n'apparaît que lorsque la différence entre les taux à 10 ans et à 1 an se situe à -12 points de base (ou un niveau inférieur).
[7] Concrètement, elles ne réinvestiront plus systématiquement les montants des obligations arrivées à échéance. Un des gouverneurs de la Fed a cependant suggéré une approche plus agressive : les positions du portefeuille de la Fed seront mises sur le marché avant même leur échéance. De telles opérations pèsent sur les cours de ces obligations sur le marché, faisant ainsi artificiellement et inutilement remonter les taux à long terme. Une telle politique ne sert aucun objectif de la banque centrale américaine.
[8] Plus encore que l'évolution désespérante sur le front militaire, c'est l'annonce par l'un des principaux gouverneurs de la Fed du lancement de cette réduction agressive du bilan dès le mois de mai qui a fait chuter les bourses, avec un recul de plus de 2 % de l'indice Nasdaq sensible à la croissance. Ce mouvement indique que c'est bien la croissance économique qui est mise en danger par une telle politique.
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