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Wall Street indulgente
11 septembre 2024
Dans l’ensemble, les marchés boursiers se sont remis assez rapidement des baisses des cours survenues au début du mois d’août 2024. Ces corrections boursières ont été déclenchées par une bourde improbable de la banque centrale japonaise et une réaction excessive à la publication des statistiques américaines sur l’évolution de l’emploi, qui semblaient annoncer un refroidissement inattendu du marché du travail.
Graphique 1 : Évolution des cours depuis le 01/08/2024
Un tel changement d’humeur pourrait être le signe avant-coureur d’une nouvelle catastrophe économique, poussant les investisseurs inexpérimentés à se précipiter instinctivement vers la porte la plus proche.
Mais, en y regardant de plus près, les chiffres des créations d’emplois aux États-Unis et l’augmentation soudaine du taux de chômage se sont avérés être la conséquence de facteurs aléatoires. Finalement, l’interprétation positive a pris le dessus : vu l’atténuation des indicateurs d’inflation et des tensions sur les marchés du travail, la banque centrale américaine n’avait plus d’excuse pour ne pas abandonner sa politique monétaire restrictive et adapter (enfin) son taux directeur beaucoup trop élevé à la réalité.
Au début du mois de septembre, la plupart des bourses ont cependant reperdu beaucoup de terrain, affichant plus particulièrement de lourdes pertes dans les secteurs des valeurs de croissance et technologiques.
En cause : à nouveau, la récente publication sur les créations d’emplois aux États-Unis et la réaction négative aux chiffres trimestriels (pourtant excellents) annoncés par le producteur de puces NVIDIA le 28 août.
Cependant, malgré les baisses de prix des dernières semaines, les marchés des actions restent assez proches de leurs niveaux record.
Tentons à présent d’éclairer l’avenir proche des marchés financiers. Nous le ferons en abordant tout d’abord cinq sous-questions, destinées à apporter une réponse nuancée et étayée à la question clé : les récentes baisses des cours représentent-elles une opportunité ou sont-elles le signe avant-coureur d’une évolution menaçante ?
1. L’évolution récente sur le marché du travail américain : une normalisation ou un affaiblissement ?
Les dernières statistiques publiées sur le marché du travail américain ont, à tort, suscité une certaine déception quant au nombre de nouveaux emplois créés. Si le chiffre total s’écarte sensiblement de la tendance beaucoup plus élevée des trois dernières années, le nombre actuel est conforme à la moyenne à long terme et correspond à un rythme normal. Cela tend à indiquer que l’économie américaine s’est normalisée, après une période de reprise spectaculaire.
Graphique 2 : Créations d’emplois mensuelles aux États-Unis (le total et le secteur privé)
Les créations héroïques d’emplois au cours des trois dernières années s’expliquent principalement par un mouvement de rattrapage après les pertes d’emplois spectaculaires du deuxième trimestre de 2020. Cette phase de récupération étant désormais terminée, les créations d’emplois peuvent maintenant reprendre des niveaux normaux.
Certes, les chiffres de l’emploi publiés début septembre étaient inférieurs au niveau attendu, mais ce coup de mou n’est peut-être pas étranger à des facteurs saisonniers. Aussi, les chiffres devraient être révisés à la hausse dès le mois prochain.
Le labor department est désormais très prudent dans l’estimation de ces chiffres très chargés politiquement. Et pour cause : récemment, les chiffres des créations d’emplois ont dû faire l’objet d’une révision substantielle à la baisse, parce que plus de 800 000 emplois censés avoir été créés au cours de l’année écoulée avaient été comptabilisés erronément.
Les chiffres des deux derniers mois ont également été considérablement revus à la baisse. Des annonces qui tombent très mal pour la candidate démocrate à la présidence, qui aimait claironner que des emplois avaient été créés massivement sous l’administration Biden1.
Cela signifie cependant aussi que la Fed (qui fonde en grande partie sa politique sur l’état du marché du travail) a manifestement maintenu trop longtemps ses taux d’intérêt à un niveau trop élevé et cela démontre une fois de plus que sa politique monétaire n’était pas en phase avec les réalités économiques. Nous le crions sur tous les toits depuis plusieurs mois.
Malgré la tendance à l’affaiblissement des créations d’emplois, les chiffres récents nous informent également sur la solidité fondamentale du marché du travail américain : on se focalise trop sur le chiffre global, alors qu’il comprend aussi le secteur public qui peut ou non recruter pour des raisons qui lui sont propres. Ainsi, la baisse du chiffre global est principalement imputable au ralentissement du rythme des embauches dans l’administration américaine.
Le nombre d’emplois dans le secteur privé continue d’augmenter à un rythme soutenu, nettement supérieur à celui de la période prépandémique 2010-2019.
2. NVIDIA : run too fast, fly too high ?
Notre intention n’est pas de discuter en détail des actions individuelles, mais l’évolution du cours de l’action de NVIDIA est typique de la tendance générale. La désillusion de (certains) investisseurs face aux résultats trimestriels de NVIDIA s’est traduite par une chute brutale de 15 % du cours de l’action depuis la publication des chiffres le 28 août, et a touché les cours d’un large groupe de sociétés technologiques et de croissance.
Mais, entendons-nous bien : cette action est encore deux fois plus élevée que son niveau de l’année précédente et 18 fois plus élevée qu’en janvier 2020 ! La récente chute du cours de l’action est donc plutôt marginale dans une perspective historique.
À première vue, certains observateurs mettent en doute le tempo soutenu de la croissance du chiffre d’affaires. Mais les commentaires de la direction de l’entreprise vont résolument et avec des arguments convaincants dans la direction opposée.
La correction du cours de l’action ne semble donc pas directement liée aux résultats publiés ou aux prévisions de revenus et de marges présentées pour les trimestres suivants.
De fait, les perspectives incluaient un scénario ambitieux (mais en aucun cas trop confiant) d’accélération de la croissance, et les résultats d’exploitation du deuxième trimestre ont été nettement supérieurs aux attentes déjà élevées.
Les résultats ont également dépassé les attentes dans les segments autres que l’IA, notamment le marché des jeux informatiques en pleine croissance. La tendance confirmée de la croissance amène NVIDIA à un rapport cours-bénéfice de 39 l’année prochaine, 28 par la suite et un P/E de 22 d’ici trois ans. On peut donc difficilement prétendre que son cours est trop élevé pour une telle valeur de croissance.
Alors que le « facteur de surprise » des chiffres publiés précédemment par les entreprises a disparu, il cède maintenant la place à des chiffres qui confirment une croissance très robuste et exceptionnellement élevée. Dès lors, cette action ne fait que gagner encore en qualité.
Graphique 3 : Évolution du cours de NVIDIA et évolution du bénéfice d’exploitation attendu.
Le repli prononcé du cours de cette grande entreprise (et de toutes celles qui sont liées à l’IA) est entièrement lié au scénario économique, qui s’est considérablement assombri au cours des dernières semaines. Le potentiel de croissance de l’IA en tant que tel n’est pas remis en question, mais certains investisseurs craignent qu’en cas de retournement économique, les dépenses liées à l’IA diminuent (temporairement) ou soient retardées.
Au cours de la phase préparatoire à l’introduction d’applications d’IA, une entreprise doit mettre en place un processus coûteux de data-labelling. (Il s’agit de la collecte de toutes les données utiles pour alimenter le moteur d’IA en « connaissances » et calibrer le logiciel).
Lorsque l’économie s’oriente à la baisse, ces activités sont les premières à être mises en attente. Dans les mois suivants, s’il s’avère que la perte de vitesse de l’économie ne conduit qu’à un atterrissage en douceur et non à la récession (redoutée), le secteur technologique pourrait à nouveau se surpasser, après avoir subi son énième correction boursière.
Par ailleurs, l’impact à long terme des nouvelles technologies est toujours sous-estimé, mais parfois surestimé à court terme2.
3. Récession ou atterrissage en douceur ?
La probabilité d’une récession aux États-Unis a augmenté (dans une mesure limitée mais non négligeable), mais une telle éventualité reste peu vraisemblable, compte tenu de la solidité sous-jacente du marché du travail. Cette solidité découle principalement de la constellation démographique spécifique dans laquelle nous nous trouvons actuellement, où le marché du travail est confronté à un exode accru en raison de la horde massive de baby-boomers3 qui atteignent aujourd’hui l’âge de la retraite.
L’évolution défavorable doit être attribuée principalement à la banque centrale américaine. La politique maladroite de la Fed a maintenu les taux directeurs à un niveau (beaucoup) trop élevé pendant (beaucoup) trop longtemps, d’autant plus qu’il apparaît maintenant que la Fed a systématiquement mal évalué la force du marché du travail.
Cela pèse lourdement sur le financement des entreprises. Si un ralentissement important de la croissance devait se produire dans les mois à venir, ces coûts ne pourraient plus être répercutés en douce(ur) sur les consommateurs finaux. Les marges bénéficiaires en seraient largement érodées avec, in fine, un très net ralentissement des bénéfices des entreprises.
L’accumulation d’erreurs et de maladresses politiques a fait perdre sa crédibilité à la Fed. Si une récession se produit effectivement, les marchés financiers doutent que la Fed agisse de manière adéquate pour faire face aux conséquences d’un tel ralentissement économique.
Il est cependant encore trop tôt pour s’en inquiéter. Le marché du travail s’est normalisé et reste robuste, les dépenses de consommation demeurent relativement fortes et la croissance des salaires réels reste positive.
Toutefois, le principal baromètre de l’activité industrielle, en particulier l’indice ISM manufacturier, semble très faible depuis des mois, ce qui pourrait être le signe avant-coureur d’une contraction substantielle de l’industrie américaine.
Mais l’indicateur ISM manufacturier est faussé depuis des mois par une sous-composante spécifique, à savoir l’indice PMI4 de la zone Chicago de la Fed, qui est fortement influencé par les conditions difficiles spécifiques à Boeing5. Si l’on corrige ce biais, l’indicateur ISM affiche une tendance plutôt plate. Ni optimiste, ni menaçante.
4. Baisses des taux : Faiblesse ou levier ?
Les baisses imminentes des taux directeurs américains et européens étaient initialement considérées comme l’ultime étincelle nécessaire pour donner un coup de fouet à l’économie des deux côtés de l’Atlantique... et propulser les marchés boursiers vers de nouveaux records.
La crainte qui prévaut aujourd’hui est que les autorités monétaires ont maintenu les taux directeurs à des niveaux irresponsables pendant trop longtemps, causant des dommages inutiles et fondamentaux à l’économie.
Pour éviter la récession, la banque centrale doit agir de manière décisive lorsqu’il le faut, mais on ne sait jamais avec cette équipe aux manettes. Par crainte de semer le trouble avec des baisses de taux d’intérêt de 50 ou 75 points de base, ces gouverneurs centraux pourraient y aller avec le dos de la cuiller et procéder à des ajustements très progressifs de leur taux directeurs par tranches d’un quart de pour cent.
La structure à terme des taux d’intérêt américains prévoit actuellement (au moins) sept baisses consécutives d’un quart de pour cent. En l’absence de chocs extérieurs soudains, cela suffira amplement à maintenir les marchés boursiers sur une trajectoire ascendante.
En conclusion : Vu la baisse imminente des taux directeurs et des taux d’intérêt à long terme, ainsi que l’atterrissage en douceur attendu de l’économie américaine, rien ou presque ne s’oppose à une reprise complète des marchés boursiers. Toutefois, le moment où cela se produira est imprévisible.
Les investisseurs ont besoin en effet de retrouver la confiance et cela ne peut se produire qu’avec des chiffres meilleurs que prévu sur l’évolution des indicateurs d’inflation, les bénéfices des entreprises et un apaisement des tensions géopolitiques. Il n’y a guère de répit à court terme. Les marchés financiers suivront donc un schéma volatil pendant encore plusieurs semaines (et l’élection présidentielle américaine se rapproche).
1 On peut soupçonner une manipulation politique, mais de telles erreurs se sont également produites dans un passé (récent). Mais pas dans un tel ordre de grandeur.
2 Selon Roy Amara, un futurologue américain. La citation « We tend to overestimate the effect of a technology in the short run and underestimate the effect in the long run » est connue pour être la Amara’s Law.
3 Le pic des naissances se situe entre 1958 et 1962. Les as du calcul mental ont déjà compris le problème auquel nous sommes confrontés en 2024.
4 PMI signifie Purchasing Managers Index, un important indicateur conjoncturel avancé.
5 Cela vous étonnera peut-être puisqu’on associe généralement Boeing à Seattle. Son siège avait cependant été déplacé à Chicago en 2001. Mais, en 2022, l’avionneur a déplacé à nouveau son siège, cette fois à Arlington (Virginie), avec le Pentagone comme plus proche voisin. Pour des raisons statistiques, Boeing reste du ressort du district Chicago de la Fed. Les États-Unis sont divisés en 12 districts de la Fed.
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