Rien n’est impossible

2 Août 2023

Malgré la énième hausse des taux de la Fed, l’économie américaine se refuse à battre en retraite. Au contraire, le PIB a même augmenté sensiblement plus que prévu au dernier trimestre. Cette croissance surprenante s’explique en grande partie par le bond des investissements des entreprises. En revanche, la consommation privée bat de l’aile. Mais cette dernière évolution ne nous inquiète guère. Et la première ne nous surprend pas non plus.

Les entreprises se tournent en effet vers l’avenir, attentives aux nombreuses opportunités qui se présenteront alors et s’y préparent dès maintenant en investissant dans l’infrastructure et l’automatisation. Leur vision de l’avenir transcende les politiques incongrues de leur banque centrale.

De leur côté, les consommateurs sont ancrés dans le présent, où ils sont temporairement entravés par les coûts de financement et les augmentations de prix qui ont progressé plus rapidement que les augmentations de salaires nominaux. À partir du second semestre, cependant, leur pouvoir d’achat devrait augmenter nettement, ce qui permettra aux dépenses de consommation de se redresser en 2024. 

Entre-temps, les derniers chiffres de l’inflation confirment la tendance à la baisse qui s’est amorcée dès la mi-2022 aux États-Unis. Le rythme de croissance de l’indice global des prix diminue même notablement plus vite que lors de la précédente vague d’inflation, au début des sombres eighties. L’inflation de base suit une évolution similaire à celle de l’époque. 

Graphique 1 : Évolution de l’inflation CPI aux États-Unis entre 01/1979-12/1982 et 03/2019-07/2023

Graphique 1 : Évolution de l’inflation CPI aux États-Unis entre 01/1979-12/1982 et 03/2019-07/2023

Si les chiffres publiés en août et en septembre confirment cette tendance à la baisse, il n’y aura plus de raison d’augmenter encore les taux directeurs. Mais la petite bande actuellement à la tête de la banque centrale veut éviter à tout prix d’être accusée d’avoir non seulement dormi trop longtemps lorsque la vague d’inflation a commencé, mais aussi de s’être éloignée trop tôt du champ de bataille. Pour elle, le fait que cette attitude risque de déclencher une récession inutile est tout au plus un dommage collatéral, à ignorer superbement dans la poursuite de sa mission suprême. C’est pourquoi les marchés des swaps accordent encore 30 % de chances à une nouvelle hausse de 25 points de base en novembre.

La performance économique plus forte que prévu du dernier trimestre ne garantit également en rien une évolution similaire des indicateurs conjoncturels au second semestre 2023, lorsque les entreprises et les consommateurs devront supporter tout le poids de taux d’intérêt nettement plus élevés.

Toujours est-il qu’il est peu probable que cette baisse attendue de l’activité économique soit marquée du sceau infamant de récession officielle. Les critères du NBER[1] en la matière mettent beaucoup plus l’accent sur le marché du travail, qui reste très robuste jusqu’à nouvel ordre.

Et l’explication du paradoxe d’un cycle économique faible combiné à un taux d’emploi élevé est vite trouvée. La génération des baby-boomers[2] quitte actuellement le marché du travail par régiments entiers. Et leur départ est insuffisamment compensé par les nouveaux entrants sur ce même marché. Cette tension ne s’atténuera d’ailleurs qu’après 2030 et obligera d’ici là les entreprises à automatiser massivement[3].

Cette tendance démographique est massivement à l’œuvre en l’Europe et touche également de plein fouet l’économie chinoise. Le géant rouge subit les conséquences de la politique de l’enfant unique, imposée entre 1975 et 2015. Résultat : les usines manquent de plus en plus de main-d’œuvre qualifiée pour maintenir leur énorme niveau de production. Malgré cette évolution hautement prévisible, le gouvernement chinois n’a pas réussi à ajuster ses structures économiques à temps, ce qui s’est traduit par une énième baisse des indicateurs conjoncturels.

Malgré les mesures de relance de grande envergure, les baisses prolongées des taux d’intérêt et les réductions des ratios de fonds propres des banques semblent également n’avoir que peu ou pas d’impact, et les perspectives de croissance sont régulièrement revues à la baisse. Malgré tout, la bourse chinoise rebondit (parmi les dernières), mais tant qu’il n’y a pas de signes tangibles de reprise de l’activité industrielle, nous voyons de meilleures alternatives ailleurs.

Entre-temps, le marché européen des actions se montre sous son meilleur jour. Après avoir accusé un retard croissant sur ses concurrents américains, l’indice des actions de la zone euro a été le premier à dépasser le niveau qu’il avait atteint le 1er janvier 2022, et ce en dépit du fait que les taux d’intérêt ont augmenté de façon spectaculaire au cours de cette période et que l’approvisionnement énergétique de la zone euro semble plus vulnérable aux développements géopolitiques que celui des États-Unis.

 

De surcroît, la dynamique économique dans la zone euro semble beaucoup plus faible que le rythme de croissance outre-Atlantique. Le dernier relèvement des taux de la BCE semble donc peu justifié. Après tout, le relèvement des taux directeurs sert à refroidir l’économie. Or, la croissance économique est quasi inexistante... Alors, qu’espère donc obtenir la BCE avec une énième hausse des taux d’intérêt ?

Certes, l’inflation européenne reste élevée. Mais l’on peut aisément deviner l’évolution attendue des indicateurs de prix sur la base des développements antérieurs aux États-Unis. Et si l’inflation de base est effectivement encore plus tenace dans la zone euro qu’aux États-Unis, cela s’explique principalement par sa structure industrielle et la puissance d’un nombre limité de fournisseurs, qui empêchent les forces concurrentielles de jouer à plein.

La greedinflation peut ainsi se déchaîner, de sorte que les augmentations des cours des matières premières n’ont aucun mal à se répercuter jusqu’aux prix des produits finaux dans les supermarchés, alors que les baisses des cours les atteignent (dans le meilleur des cas) avec une lenteur déconcertante. Avec 5 minutes de courage politique, selon la formule légendaire, l’inflation dans la zone euro pourrait être contenue beaucoup plus efficacement qu’avec les saignées imposées actuellement par la Banque centrale européenne.

Les hausses de taux d’intérêt de la BCE ne sont qu’un copier-coller servile de ce qui se passe aux États-Unis. Dans les deux cas, la hausse des coûts d’emprunt ne fait qu’aggraver l’inflation et maintenir l’inflation de base à des niveaux élevés. Les relèvements des taux directeurs sont même contre-productifs lorsque l’inflation est alimentée par la hausse des coûts et ne sont utiles (dans une certaine mesure) que lorsque la flambée des prix est causée par une demande plus soutenue.

L’erreur de raisonnement impardonnable des banquiers centraux de Francfort et de Washington est de confondre un marché du travail robuste avec une forte dynamique économique. Le premier est dû à des changements démographiques spécifiques, la seconde n’existe tout simplement pas en Europe et reste limitée aux États-Unis.  

Mais les marchés d’actions ne leur en font pas grief pour l’instant. La perspective d’une baisse suffisante de l’inflation dans un avenir proche, associée à une reprise économique qui pourrait s’installer à partir du premier trimestre 2024, fait grimper les marchés boursiers par à-coups. Après la chute vertigineuse de 2022, les marchés boursiers ont mis un certain temps à retrouver leur équilibre, mais avancent désormais d’un pas plus assuré. La plupart des bourses se rapprochent ainsi de leurs niveaux de la fin 2021, voire les dépassent. Même si c’est de justesse...

Graphique 2 : Évolution de quelques bourses mondiales depuis le 1er janvier 2022 (indice return en euro)

Graphique 2 : Évolution de quelques bourses mondiales depuis le 1er janvier 2022 (indice return en euro)

À la fin du mois de juillet 2023, l’indice mondial MSCI (return net en euros) était supérieur de 0,4 % à son niveau du 1er janvier 2022. Sur la base de l’indice return en euro, le NASDAQ dépassait de 0,9 % son niveau de début 2022. L’indice S&P et le Dow Jones ont progressé respectivement de 1,9 % et 2,3 %.

Pas très impressionnant, nous dites-vous. Et pourtant, ça l’est. Si l’on tient compte de la poussée inflationniste, des bévues des banquiers centraux affolés et des redoutables développements géopolitiques, ces performances sont tout à fait honorables. Surtout si l’on zoome sur l’indice de la zone euro et l’indice FANG[4]. Ce dernier a progressé de 12 % depuis le début de l’année 2022[5].

Graphique 3 : Évolution des obligations, actions et actions bancaires dans la zone euro

Graphique 3 : Évolution des obligations, actions et actions bancaires dans la zone euro

Mais la plus grande surprise reste la performance étonnamment forte des indices des actions européennes, qui contraste singulièrement avec les obligations de ce même continent qui continuent à errer comme des âmes en peine. Malgré le ralentissement de la croissance économique et la proximité du conflit militaire, l’indice boursier de la zone euro s’est avéré être le premier à se redresser. Mais il faut plutôt parler d’un mouvement de rattrapage, qui n’a d’ailleurs comblé qu’une partie limitée de l’écart avec les États-Unis[6].

Il est néanmoins étonnant qu’une partie de ce terrain perdu soit en train d’être récupéré précisément maintenant. La solution à cette énigme tombe pourtant sous le sens. L’indice des actions de la zone euro est largement composé de valeurs financières (17  %) et attribue une pondération importante respectivement de 5,5 % et 5 % à ASML et LVMH (à juste titre). Ces deux valeurs ont vu leur cours s’envoler en 2023, alors que les grandes banques européennes étoffent fortement leurs marges grâce au différentiel entre les taux interbancaires et la rémunération offerte sur les comptes d’épargne. Ce faisant, la rentabilité des banques européennes a (presque) retrouvé son niveau de... 2000.

Graphique 4 : Bénéfice attendu des banques européennes et américaines depuis 2000 

Graphique 4 : Bénéfice attendu des banques européennes et américaines depuis 2000

Toutefois, on peut se demander si une telle stratégie bénéficiaire est durable sur une longue période. Il n’en reste pas moins que l’indice des banques commerciales européennes a récemment fait un bond substantiel, dépassé seulement par les indices FANG et NASDAQ. Nous continuons cependant à donner la priorité aux investissements qui reposent sur des fondamentaux solides et qui s’inscrivent clairement dans une tendance intéressante à long terme. La cybersécurité, les applications cloud, l’automatisation, les technologies de mesure et de contrôle (ou nanotechnologies, comme on les appelle aujourd’hui) et les habitudes de consommation spécifiques.

Compte tenu du contexte économique, financier et géopolitique difficile sur le fond duquel ont eu lieu les récentes progressions boursières, on ne peut s’empêcher de se demander si les niveaux de valorisation atteints sont toujours justifiés. 

À première vue, les ratios cours-bénéfice actuels semblent particulièrement élevés. Au vu de la forte augmentation des taux d’intérêt, on ne peut plus prétendre que les valorisations sont encore raisonnables. De fait, la combinaison de ces deux éléments implique une prime de risque particulièrement faible, et cette dernière est précisément le rendement supplémentaire qu’un investisseur en actions espère obtenir. Cela semble indiquer que les marchés d’actions sont excessivement chers. 

Cependant, un examen plus approfondi révèle que l’évaluation actuelle se fonde sur le niveau de bénéfices attendu pour la mi-2024. Ce faisant, les marchés se projettent déjà audacieusement dans l’avenir, dans la période où la reprise économique attendue aura relégué le mauvais second semestre 2023 dans les livres d’histoire. Vraisemblablement en tout cas...

Avec un postulat aussi téméraire, nous sommes voués à connaître régulièrement des hauts et surtout des bas boursiers. Mais les marchés d’actions en ont vu d’autres. Ils viennent de traverser avec maestria une période qui a connu la pire crise sanitaire depuis 100 ans, le conflit géopolitique le plus dangereux depuis 60 ans, la flambée des prix des denrées alimentaires, des matières premières et de l’énergie la plus terrifiante depuis 40 ans, la vague d’inflation la plus forte depuis 1981, sans oublier les interventions des banquiers centraux les plus discutables de mémoire d’homme. Rien ne semble alors impossible ou insurmontable.

Comme notre philosophe préféré[7] nous l’avait déjà enseigné : Rien n’est impossible ? Mais je ne fais rien tous les jours, donc c’est possible.

[1] National Bureau of Economic Research

[2] Génération, née entre 1946 et 1964, avec un pic autour de 1960.

[3] La délocalisation est une autre option, mais elle a perdu énormément de popularité après la crise du covid.

[4] L’indice Fang comprend entre autres Meta, Microsoft, Apple, Amazon, Alphabet et Nvidia

[5] En cette année fatale, cet indice sensible à la tendance avait perdu près de 40 % de sa valeur, mais un rebond fulgurant en 2023 a largement compensé cette perte. Rappelons ici qu’un indice qui perd 40 % de sa valeur doit ensuite remonter de 67 % pour retrouver son niveau de cours initial.

[6] 51 % en euro sur ces 5 dernières années.

[7] Winnie l’ourson

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