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Accros au vert
1 juin 2022
Il est grand temps de l’avouer : nous sommes accros. Plus précisément aux chiffres verts. Ces trois dernières années nous ont tellement accoutumés à une abondance de hausses boursières que, sans nous en rendre compte, nous avons développé une forte dépendance à la couleur verte scintillante sur notre écran d’ordinateur, celle qui indique que les cours des actions sont en quête de nouveaux sommets. Certes, des chiffres rouges apparaissaient bien ici et là, mais ils ne nous inspiraient qu’une inquiétude passagère. Qui agissait tout au plus comme une ondée rafraîchissante, promesse d’une nouvelle floraison : les cours ne pouvaient que repartir à la hausse et colorer les écrans boursiers d’un vert gazon coutumier.
Mais depuis l’entame de cette satanée année, nous sommes pris par toutes sortes de symptômes de sevrage des plus désagréables. La rare fois où les cours boursiers se sont aventurés à remonter, ils ont subi dans la foulée une dégelée rouge vif, qui ne peut être que le reflet d’un sentiment boursier en capilotade.
Graphique 1 : Évolution de quelques indices boursiers depuis le 01-01-2022 (indice return en €)
Les deux premiers mois de cette annus horribilis avaient encore fait un peu illusion. Si les cours des actions s’étaient engagés dans une voie baissière, cela s’expliquait surtout par la flambée des indicateurs d’inflation. Mais cette évolution n’était que le contrecoup (brutal) d’une inflation extrêmement basse au cours des années précédentes. Elle était donc appelée, tout comme les goulets d’étranglement dans les chaînes d’approvisionnement, à disparaître relativement vite. Et nous pouvions ainsi espérer retrouver, quelque part à la mi-2022, les chiffres verts dont nous sommes tant friands.
L’invasion militaire russe de l’Ukraine en a malheureusement décidé autrement. Elle a jeté de l’huile sur feu de l’inflation et contrecarré toute contre-offensive des cours boursiers. Les contretemps dans les chaînes d’approvisionnement se sont étendus, passant des puces électroniques aux matières premières, aux produits alimentaires et à l’énergie. Les craintes d’un basculement imminent en récession économique ont encore été exacerbées par les déclarations inconsidérées de gouverneurs de la Fed, qui laissaient entendre qu’une lutte efficace contre le dérapage des prix à la consommation exposait l’économie à un net ralentissement de l’activité.
Vu le contexte actuel, il est clair à présent qu’une forte baisse des chiffres de la croissance dans le monde est hautement probable. La dégringolade des cours des actions technologiques traduit sans doute le mieux cette perte de confiance. Mais le marasme économique annoncé n’est pas encore certain, même si un concours de circonstances malheureux en avril a aggravé l’inquiétude à cet égard.
Sans épiloguer dès à présent sur les opportunités très intéressantes créées par le recul des cours de certains géants boursiers comme Apple, Nvidia ou Google, il faut souligner que la chute des valeurs technologiques a été attisée par l’implosion de quelques cryptomonnaies lancées récemment. Des noms bien connus tels que Bitcoin et Ethereum ont été entraînés dans la débâcle de ces stablecoins (selon leurs propres dires), qui prétendaient pouvoir maintenir un cours fixe avec le dollar américain, mais ont été les premières à s’avérer incapables de suivre la forte appréciation de la devise américaine.
Les garanties qu’elles offraient reposaient en grande partie sur d’autres positions dans d’autres, plus connues, cryptomonnaies, lesquelles devaient donc être vendues systématiquement pour couvrir les pertes, ce qui a propagé leur déconfiture à la quasi-totalité des monnaies numériques.
Les cryptomonnaies sont cependant également très gourmandes en semi-conducteurs et matériel informatique. La baisse de leurs cours a donc provoqué une nervosité croissante[1] à l’égard du secteur technologique.
Graphique 2 : Évolution du Nasdaq, du Bitcoin et de l’Ethereum depuis le 01-01-2022 (en US $)
Le rapport cours-bénéfice du Nasdaq est ainsi revenu à un niveau qu’il n’avait plus connu depuis 2018 (à l’exception d’une courte période en 2020, lors du déclenchement de la pandémie). Le tableau que nous venons de dresser semble plaider pour une future correction haussière. Surtout que ces entreprises s’empressent de racheter en masse leurs propres actions. Ce comportement s’observe en effet typiquement lorsque les niveaux des cours se rapprochent d’un plancher, pour autant que les craintes d’une sévère récession ne se matérialisent pas davantage que ce que l’on peut observer actuellement.
Ce risque, à n’en pas douter, a augmenté. Mais, aujourd’hui, aucun indicateur digne de ce nom ne pointe avec certitude dans cette direction. Le prédicteur d’une récession le plus connu est sans doute la différence entre les taux d’intérêt des obligations d’État américaines respectivement à 10 et 1 an(s).
Mais, là aussi, l’on ne décèle pas (encore) de signal annonçant une croissance économique négative importante aux États-Unis. Le marché du travail est encore robuste, les salaires progressent raisonnablement (et, jusqu’à présent, ne menacent pas d’alimenter l’inflation) et le nombre de postes vacants annonce de nouvelles créations d’emploi dans les prochains mois.
Seul bémol, qui n’est pas sans importance, le principal indicateur conjoncturel industriel montre de manifestes signes de faiblesse[2]. Mais ce recul (attendu) ne constitue pas, lui non plus, un signal de récession. L’on peut d’ailleurs en déduire que la pression inflationniste diminue et que la banque centrale américaine devra relever moins énergiquement son taux directeur que ce que l’on tenait pour acquis jusqu’à présent. D’après nos calculs, le marché s’attend actuellement à ce que la Fed achève son cycle de hausses de taux dès février 2023, à un niveau de 2,75 %[3]. Ce n’est en définitive « que » 2 % plus haut que le niveau actuel, qui est beaucoup trop bas. Pour l’heure, le durcissement de la politique monétaire s’annonce donc moins sévère que prévu.
Devenus très méfiants à l’égard des dirigeants actuels de la banque centrale américaine, les marchés financiers ont préféré se charger eux-mêmes du sale boulot de la Fed, en remontant sensiblement les taux d’intérêt à long terme et en ramenant les marchés des actions en eaux froides.
C’est ainsi que, pour l’heure, les taux d’intérêt à long terme paraissent avoir atteint un sommet aux États-Unis et les marchés des actions un plancher. Tous les indicateurs d’inflation américains commencent à baisser du nez et l’inflation escomptée en 2023 et 2024 semble s’inscrire sur une tendance baissière.
Graphique 3 : États-Unis : inflation de base CPI et PCE et inflation escomptée.
Le CPI mesure le niveau général des prix pour les consommateurs (hors produits alimentaires et énergie). Le PCE en est une version modérée qui est utilisée par la Fed. L’inflation attendue est déduite des inflation linked bonds (moyenne sur 5 ans)
En Europe, en revanche, l’environnement des taux semble encore très fragile et l’inflation s’accélère, en raison en grande partie de la forte dépendance du Vieux Continent dans les domaines de l’énergie et des produits alimentaires.
Cette situation ne fait qu’aggraver un peu plus les symptômes de manque de notre addiction aux chiffres verts. Une première réaction serait de faire preuve de patience. Parce qu’il ne fait pas de doute que nous finirons bien par sortir de cette crise, sauf escalade nucléaire…
Mais le risque d’en arriver à une telle extrémité s’est réduit à nouveau. Les États-Unis ont décidé de ne pas livrer les missiles à longue portée ultraperformants que le président Zelensky leur réclamait. Leur force de frappe et leur portée sont telles que leur effet s’apparente à l’impact d’armes nucléaires tactiques « légères », dont la Russie dispose en grandes quantités. La livraison de missiles américains aurait ainsi été une excuse tout trouvée pour engager ces armes redoutables dans la bataille. Le revers de la médaille est qu’il est quasi sûr à présent que le Donbass tombera tôt ou tard en mains russes. Pour reconquérir cette région, l’Ukraine doit disposer d’une supériorité à la fois en troupes et en stratégie militaire. Or, cette supériorité lui fait manifestement défaut.
Une autre possibilité s’offre à nous : diriger notre regard vers la Chine. Sur les écrans boursiers locaux, la signification des couleurs est tout autre. À la Bourse de Shanghai, le vert indique des cours en baisse. Et le rouge est associé aux progressions[4]. Le rouge est en effet la couleur du drapeau chinois et symbolise le pouvoir communiste. Il serait ainsi très malvenu de l’associer à quelque chose de négatif comme une baisse des cours boursiers.
Les indicateurs conjoncturels du géant rouge font cependant encore grise mine. Sur les bourses locales, c’est donc le vert qui domine en ce moment. Mais cela ne nous va pas non plus : entre-temps, l’indicateur conjoncturel industriel (PMI) s’est redressé, en ligne avec notre prévision prudemment optimiste, fondée sur la hausse du transport de marchandises et surtout sur la forte diminution du nombre de nouvelles contaminations au covid. Cette amélioration sanitaire permet aux autorités chinoises de rouvrir partiellement Shanghai et de redonner de l’oxygène à une économie qui en a grand besoin. Cependant, le déséquilibre démographique fondamental du pays, l’endettement de son secteur immobilier et l’image agressive qu’il se donne ne nous incitent pas à y investir.
Nous avons assez de problèmes à gérer en Europe où les chiffres de l’inflation défient l’imagination. Il faut remonter 40 ans en arrière pour trouver de telles flambées des prix à la consommation. Mais le contexte économique actuel n’est pas comparable aux dramatiques premières années 1980. À l’époque, le chômage massif, en particulier des jeunes, avait conduit les autorités à mettre en œuvre de nombreuses mesures d’aide, financées avec de l’argent emprunté à des taux à deux chiffres. Aujourd’hui, la situation est tout autre, au niveau des taux d’intérêt et surtout du marché du travail.
Si la situation sur le front de l’inflation ne s’améliorera pas encore significativement en Europe en 2023, nous observons tout de même que les cours (en dollars américains) de nombreuses matières premières ont reculé depuis l’invasion militaire (le 24 février). Ainsi, l’aluminium, le bois, le cuivre, mais également le gaz naturel sont devenus (sensiblement) meilleur marché.
Graphique 4 : Évolution des prix des matières premières depuis l’invasion militaire
En revanche, les prix du zinc, du cobalt et du nickel ont augmenté. Le premier pour des raisons spécifiques, les deux autres dans la foulée de l’augmentation de la demande de batteries. Nous nous inquiétons cependant davantage des augmentations persistantes des prix du pétrole et des produits alimentaires. Les sanctions européennes contre les importations de pétrole brut venant de la Russie n’y sont évidemment pas étrangères. Elles créent une pénurie artificielle et poussent ainsi les prix à la hausse. Au final, ces sanctions occasionnent donc des dommages économiques limités pour la Russie, mais handicapent fortement les entreprises et consommateurs européens.
Inutile d’expliquer à un judoka comme Poutine la deuxième règle d’or des arts martiaux : utilisez la force de l’adversaire à votre avantage.
Cette leçon de sagesse orientale lui est certainement familière : regardez comme une jeune branche souple gère les chutes de neige. Au début, la branche ploie sous la poudreuse. Mais, au fil du temps, le poids croissant de la neige finit par la faire glisser et la branche se redresse d’un coup sec.
Les sanctions européennes s’accumulent comme la neige et la Russie finit par s’en dégager. Du moins dans l’interprétation de Poutine. Il semble cependant avoir oublié la première règle d’or des arts martiaux orientaux : tout combat évité est un combat gagné.
[1] Depuis le 01-01-2022, le Nasdaq, le Bitcoin et l’Ethereum ont perdu respectivement 22 %, 38 % et 53 % de leur valeur. Et l’on remarquera d’ailleurs l’accélération récente de la baisse du Nasdaq : les deux tiers de sa chute sont intervenus dans la période postérieure au 1er avril. Les cryptomonnaies ont tenu bon au cours des 3 premiers mois de cette année, mais le Bitcoin et l’Ether ont reculé respectivement de 38 % et 50 % (en dollars américains) au cours des 2 mois écoulés. Cela représente, dans les deux cas, quasi 100 % de la perte annuelle totale.
Leur déconfiture en avril a pesé sur le Nasdaq dans un premier temps. Mais, en mai, l’indice technologique a réussi à limiter ses pertes alors que le Bitcoin a chuté de 26 % et l’Ethereum de 39 %.
[2] À savoir l’indicateur ISM de l’industrie américaine qui mesure les attentes des directeurs d’achats d’entreprises industrielles représentatives aux États-Unis.
[3] Les 15 juin et 27 juillet, la moitié du chemin sera déjà parcourue, avec chaque fois un double bond de 50 points de base.
[4] La première fois que nous avons observé un grand écran boursier chinois inondé de rouge, l’écroulement apparent du marché d’actions chinois nous a fait une sacrée peur… bleue et nous craignions que le marché chinois ne se soit écroulé. Nous avons cependant rapidement retrouvé nos esprits à la vue de la mine réjouie des courtiers chinois qui déambulaient à ce moment-là sur le parquet de la Bourse de Shanghai. Curieusement, ce choix de couleurs est aussi le fait de la Bourse de Taïwan dont les sympathies communistes ne sont pourtant pas avérées. En réalité, l’association du rouge à la prospérité s’explique davantage par la culture chinoise séculaire que par la situation géopolitique relativement récente. Dans la culture chinoise, le rouge symbolise en effet le bonheur et la joie. Et il est aussi la couleur traditionnelle des habits de la mariée.
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