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Accent prononcé
8 mai 2020
Comme à chaque fois, la tentation est grande d'extrapoler les événements les plus récents en vue de modifier fondamentalement la composition d'un portefeuille d'investissements. Y succomber amène à emprunter des voies spécifiques et à prendre des mesures protectrices contre les risques qui sont apparus par surprise, mais qui ne se répèteront pas nécessairement de la même manière à l'avenir.
Il arrive ainsi souvent que ces changements mal pensés jettent les bases de la prochaine crise. En allouant des moyens à la consolidation d'un flanc, on déforce l'autre, ce qui fait naître des faiblesses qui s'avèreront par la suite les talons d'Achille de toute la structure.
L'allocation d'actifs d'un portefeuille d'investissement équilibré doit donc découler d'une analyse approfondie des tendances à long terme pour en identifier les accents fondamentaux. Ensuite, et ensuite seulement, il s'agit de déterminer dans quelle mesure le contexte actuel est de nature à modifier radicalement le scénario futur. Avant l'explosion de la bombe biologique, nous fondions notre vision sur le tableau suivant : la persistance de la faiblesse des taux d'intérêt et le redressement substantiel de la croissance mondiale après la conclusion de l'accord commercial sino-américain. En février 2020, le contexte financier n'avait jamais été aussi favorable. Et le nouveau virus grippal paraissait sous contrôle.
La conclusion coulait de source pour la composition du portefeuille : une surpondération des actions. À ce moment-là, les États-Unis et la Chine paraissaient disposer des meilleures cartes, surtout dans le segment technologique. L'Europe était reléguée, comme toujours, à l'arrière-plan : au vu de la fragilité de ses perspectives économiques, ses marchés d'actions présentaient un potentiel nettement moins attractif que les bourses des deux superpuissances qui, entre-temps, avaient fumé le calumet de la paix.
Les gestionnaires professionnels prenaient cependant également en compte une tendance démographique séculaire, ce qui les amenait à privilégier les secteurs de la robotique, de l'automatisation, des soins de santé et des modèles de consommation spécifiques, propres à une population vieillissante. La numérisation croissante du secteur financier posait par ailleurs des exigences particulières en termes de sécurité. Les entreprises de technologie et de consultance dans ce secteur semblaient ainsi promises à un bel avenir.
Généralement, la préoccupation du jour n'a qu'une incidence marginale sur les tendances fondamentales à long terme. Il va de soi qu'il est difficile de le prétendre dans les circonstances actuelles, en plein cœur d'une crise sanitaire et économique inédite depuis des générations. Totalement inattendue également, même s'il faudra bien un jour pointer les raisons de notre réaction tardive. Non pas pour rechercher des coupables, mais bien pour identifier les signaux qui auraient dû nous amener à en tirer les conclusions qui s'imposaient.
Au vu des circonstances exceptionnelles actuelles, qui auront également des répercussions à long terme sur la structure de notre société, on est en droit de se demander si un gestionnaire actif doit éliminer ou ajuster ses accents fondamentaux antérieurs, ou au contraire les conserver, voire les renforcer encore.
Sur le plan de l'allocation d'actifs, cela nous conduit à éliminer la surpondération systématique des actions et à les ramener à un niveau neutre. Nous nous sommes abstenus bien sûr de vendre au cours des premiers jours de panique sur les marchés, lorsque le monde a pleinement pris conscience des risques de la pandémie. Les cours ont cependant vite retrouvé un niveau d'équilibre après avoir touché des planchers qu'on ne pouvait d'ailleurs pas qualifier de prix bradés. Une réduction progressive s'est donc avérée la meilleure stratégie. À présent que la plupart des marchés ont récupéré partiellement leurs pertes, la part des actions peut être ramenée à un niveau neutre.
Remarquez au passage que les tendances dominantes avant la pandémie, tant sur le plan géographique qu'au niveau sectoriel, n'ont fait que se renforcer par la suite.
Graphique 1 : Évolution d'indices boursiers depuis le 01.01.2020 (indice return en euros)
L'évolution récente des valeurs technologiques de l'indice Nasdaq a surpris tout le monde. L'indice NYSE FANG[1] défie même toute imagination alors que la Chine et la bourse américaine dans son ensemble poursuivent pas à pas leur rétablissement. Seule la zone euro semble à nouveau à la traîne, confirmant ainsi ses perspectives économiques fragiles.
D'ailleurs, pourquoi pas plus ou moins d'actions ? Répondre à cette question nous amène à avancer deux considérations aux conclusions diamétralement opposées.
La première réflexion porte sur l'évolution de la pandémie aux États-Unis qui suscite une forte inquiétude. La courbe de propagation du virus est suffisamment connue à présent pour prévoir sa phase descendante (dans laquelle le pays de l'oncle Sam n'est pas encore engagé, loin de là). Cette prévisibilité permet d'entrevoir la réouverture de l'économie américaine avant que le lockdown ne provoque des dommages irréparables. Mais, aux États-Unis, le nombre de cas actifs est encore très élevé. L'« aplatissement de la queue » de la propagation pourrait donc encore se faire attendre longtemps. Et il faut encore ajouter à cela que, selon nos estimations, nous ne commencerions à voir un peu de lumière au bout du tunnel qu'à la fin du mois de juin, après encore une longue période de progression du nombre de cas actifs.
Avec de tels chiffres, ouvrir une économie semble irresponsable à première vue. Une deuxième vague d'infections paraît inévitable. Mais la seconde considération à prendre en compte vise l'ampleur des dégâts économiques générés par le lockdown. Elle nous oblige à prendre ce risque de deuxième vague d'infections. Avec un taux de chômage de 16 % et 33 millions de personnes sans travail, la société américaine a atteint un seuil de tolérance. Il serait irresponsable de sous-estimer le tribut humain de ce désastre économique. Après l'ouverture de l'économie, les nouvelles victimes du virus auront le statut de morts tombés pour une juste cause : le sacrifice ultime pour la liberté des autres, comme sur les plages de Normandie...
D'où ce phénomène très étrange : au moment de l'annonce d'une progression dramatique du chômage - à un niveau pire encore que durant la grande dépression - les marchés d'actions s'offrent sans vergogne des séances haussières. Cet optimisme boursier s'explique pourtant très rationnellement : les chiffres catastrophiques du chômage sont de nature à pousser les autorités à accélérer le déconfinement économique et à l'élargir à l'ensemble des entreprises américaines.
Par ailleurs, l'explosion du nombre de sans-emplois accroît encore la probabilité d'un nouvel assouplissement de la politique monétaire américaine. Ce qui ferait plonger les taux d'intérêt directeurs de la Fed en territoire négatif. Un événement qui ne s'était jamais produit depuis le Big Bang qui a fait naître cet univers. On vivrait ainsi véritablement un moment historique.
Tableau 1. Probabilité d'un taux directeur négatif aux États-Unis.
Mais, d'un point de vue strictement financier, ce qui suscite encore plus d'inquiétude que les répercussions économiques colossales de la crise sanitaire, est l'obsession de Trump à vouloir en faire porter le chapeau par les Chinois et donc à leur infliger de nouvelles hausses de droits de douane et des sanctions complémentaires.
On peut espérer que Trump n'use de cette rhétorique que pour obliger les Chinois à faire amende honorable, ce qui lui permettrait ensuite de clamer devant son électorat qu'il n'est pour rien dans le grand nombre de victimes du virus aux États-Unis. Même Trump devrait comprendre cependant qu'une nouvelle guerre de tarifs douaniers pousserait l'économie mondiale au bord du précipice et éliminerait tout espoir de redressement économique dans son propre pays. La dernière fois qu'on avait eu l'idée folle d'augmenter les droits de douane durant une récession remonte au mois de mai 1930. Le désormais maudit tarif douanier Smooth-Hawley[2] avait eu pour effet de transformer une récession locale aux États-Unis en une dépression mondiale.
Nous partons du principe que Trump finira par en prendre conscience. Mais naturellement, on n'est sûr de rien avec un « génie stable » qui propose de s'injecter de l'eau de Javel dans les veines pour guérir du coronavirus...
Peut-être que le président excentrique joue cette carte matamoresque uniquement pour s'assurer que la Chine procèdera effectivement aux achats de produits agricoles américains prévus dans la phase 1 de l'accord commercial ?
Quoi qu'il en soit, cette incertitude se traduit par la persistance d'une volatilité élevée sur les marchés d'actions, ce qui entrave une éventuelle augmentation des positions en actions.
Certaines perspectives sont en effet encourageantes, comme la mise au point accélérée d'un vaccin efficace et les espoirs de remèdes mis au point notamment par Moderna, Gilead et Roche. Ces développements prometteurs, couplés à l'ampleur des mesures de soutien économique et financier, seront à la source de la prochaine phase de redressement économique.
Cet horizon éclairci a suffi, au cours des semaines écoulées, à neutraliser l'effet délétère des innombrables communiqués relatifs à la chute de l'activité économique, et a même permis aux marchés financiers de s'engager dans une véritable remontada. Il n'en reste pas moins que les statistiques économiques annoncées au fil des jours sont non seulement dramatiques, mais également toujours pires que prévu. Ainsi, on a appris que le Royaume-Uni vit actuellement la pire crise économique depuis 300 ans.
Dans un tel contexte, la hausse des cours des actions s'explique par la conviction des investisseurs que le redressement économique interviendra dès le second semestre de cette année. Pour les bourses, l'heure de vérité se situera donc à ce moment-là. En espérant que, d'ici là, les marchés auront intégré le fait qu'ils devront s'armer de patience : un rétablissement intégral ne pourra avoir lieu qu'après plusieurs semestres.
Cela devrait-il inciter à imprimer d'autres accents à la composante actions d'un portefeuille d'investissement ?
Dans la mesure où les effets de ce choc dramatique se feront sentir longtemps, nous sommes tenus de nous demander si les accents antérieurs des portefeuilles d'investissement, tant en actions qu'en obligations, ne doivent pas être revus en profondeur. Oui, en effet, mais pas dans le sens que vous pourriez le penser à première vue. Aussi étonnant que cela puisse paraître, nous en concluons que nous devons encore renforcer les accents adoptés initialement.
Dans la phase précédente, nous avions privilégié les entreprises disposant de plateformes en ligne solides, menant des activités streaming, actives dans la robotique et l'automatisation, les jeux vidéo ou spécialisées dans des dispositifs de sécurité ainsi que dans l'épuration et les infrastructures de l'eau.
Les évolutions démographiques (résumées par la notion de vieillissement) constituaient aussi un thème d'investissement dominant : nos portefeuilles gérés activement faisaient donc la part belle aux soins de santé, à la technologie médicale, à la biotechnologie et aux entreprises pharmaceutiques. Cette tendance ne fera que se renforcer. Les entreprises qui misaient sur des modèles de consommation spécifiques conserveront également tout leur attrait.
Dans le même ordre d'idées, les secteurs déjà en perte de vitesse verront leur déclin s'accélérer. Dans le tourisme, la combinaison de l'incertitude liée à une éventuelle épidémie d'un nouveau virus et de la rentabilité structurellement faible des hôtels, compagnies aériennes et organisations de voyages pourrait s'avérer prohibitive pour le secteur.
La base bénéficiaire fragilisée des banques (européennes) conduira aussi à les sous-pondérer à l'avenir. Les banques seront confrontées à un nouveau relèvement des exigences capitalistiques et à un risque d'explosion de leurs charges en raison d'une forte augmentation de leurs obligations administratives. Cette évolution peut être compensée en partie par la poursuite de la numérisation de leurs opérations, mais ces efforts impliquent non seulement de nouveaux budgets d'investissement considérables mais aussi un risque accru en matière de sécurité. Le secteur finira par retrouver un équilibre mais, entre-temps, il naviguera en eaux troubles. Faute de s'exposer au secteur financier en tant que tel, on peut très bien le compenser en choisissant des entreprises qui proposent aux banques (européennes) un soutien technologique et administratif ainsi que des conseils de sécurité.
Les valeurs bancaires et les actions du secteur touristique feront donc partie des grandes perdantes de l'année boursière 2020.
Graphique 2 : Évolution de quelques indices d'actions européens (indice return)
L'impact de la démographie ne se limitera d'ailleurs pas uniquement aux actions. Des études ont montré, il y a déjà bien longtemps, que les 3/4 de la tendance des taux d'intérêt à long terme sont le fruit des modifications de la structure de la population, et plus précisément de la population active. La conclusion s'impose à nous depuis plusieurs années. Les taux d'intérêt à long terme pouvaient aller (beaucoup) plus bas. Même les niveaux actuels extrêmement faibles ne sont pas si éloignés des valeurs prédites par un modèle fondé sur les tendances démographiques.
Graphique 3 : Évolution des taux d'intérêt à long terme sur la base des tendances démographiques
Le choix le plus difficile concerne la sélection des obligations.
Dans le passé, nous privilégiions les obligations d'État, surtout italiennes, espagnoles, portugaises et américaines. Récemment, nous avions identifié des opportunités en Pologne, à Singapour et au Royaume-Uni.
La situation italienne dépend entièrement de l'éventuel accord européen sur l'aide future aux États de la zone euro en difficulté. Nous tablons à cet égard sur des mesures d'aide très larges, qui ne seront pas soumises à des conditions trop strictes. Si les dirigeants des États membres de l'Union ne saisissent pas cette occasion historique, ce n'est ni plus ni moins que la construction européenne qui sera remise en question. La perspective d'une aide européenne massive stabilise (pour l'instant) les ratings des États les plus gravement touchés par la crise, mais le jugement récent de la Cour constitutionnelle allemande génère à nouveau une certaine confusion. Nous reviendrons ultérieurement sur la signification précise de cette décision, mais son incidence sur le différentiel entre les taux italiens et allemands reste limitée jusqu'à présent.
Graphique 4 : Évolution du différentiel des taux italiens, espagnols et portugais par rapport aux taux allemands (obligations d'État à 10 ans).
Dès lors, nous pouvons continuer à privilégier les obligations d'État, mais en réduisant progressivement la position en bons du Trésor américain, en raison principalement du niveau (trop) élevé du taux de change du dollar.
Il en résulte une position en cash nettement plus élevée que celle que nous détenons en circonstances normales. Nous investirons cette réserve de liquidités lorsque nous verrons plus clair dans les relations commerciales sino-américaines, le paquet d'aides européen et la stabilité des ratings des obligations d'entreprise.
[1] L'indice NYSE-Fang comprend notamment Tesla, Amazon, Apple, Facebook, Alibaba, Tencent, NVIDIA, Alphabet et Twitter.
[2] Deux sénateurs américains bêtes à en pleurer.
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